Les chants religieux à la gloire de l'imam Hussein résonnent dans les haut-parleurs dispersés au coin des rues de Téhéran, le rythme lent et sourd des tambours bat au loin, comme le coeur de la ville. La nuit est tombée sur la capitale iranienne qui célèbre l'Achoura, la commémoration annuelle du massacre de Kerbala. Cet épisode marque, en 680, le principal schisme de l'islam en branches chiite (très majoritaire en Iran) et sunnite.
Dans la gare internationale de Téhéran, seul un petit écran de télévision dans un coin du hall principal retransmet des images religieuses et, deux heures avant l'unique départ hebdomadaire du Trans-Asia-Express, la foule s'affaire sans y prêter attention. Les gens font la queue pour enregistrer les énormes sacs empilés sur leurs chariots, qui seront stockés dans un wagon à part. Cela facilite le transfert dans le bateau lors de la traversée du lac de Van.
Sur les rangées de sièges, des groupes de vieilles femmes papotent. Des enfants en bas âge se sont écroulés de sommeil dans les bras de leurs jeunes mères, d'autres jouent et rient entre les allées. Au fond du hall, les portraits de l'ayatollah Khomeini et du Guide suprême, Ali Khamenei, surplombent cette activité ininterrompue, pied de nez au deuil réglementaire qu'impose l'Achoura.
Parmi cette foule, seules quelques dizaines de personnes montent dans le train, la plupart accompagnées par plusieurs membres de leurs familles. En Iran, partir pour l'étranger n'est pas une chose banale. Les hommes ne peuvent obtenir de passeport avant d'avoir accompli le service militaire, et les femmes, sans la permission de leur père ou de leur mari. La Turquie est l'un des rares pays où les Iraniens peuvent se rendre simplement avec un passeport. Ils peuvent y étudier et y passer des vacances. Certains font même l'aller-retour tous les trois mois pour travailler du côté anatolien, où l'économie est plus prospère.
Symbole fort, cette ligne directe est un vestige de l'avant-révolution islamique. En 1971, c'est sous l'impulsion du shah d'Iran, Reza Pahlavi, qu'elle a été mise en place, sous le nom de Vangölü-Ekspresi. Ce trajet offrait une nouvelle correspondance au Direct-Orient-Express qui, en provenance de Paris, arrivait à Istanbul et pouvait ainsi continuer vers Téhéran. La ligne finit par être délaissée avant d'être restaurée en 2001 et rebaptisée Trans-Asya Ekspresi (Trans-Asia-Express). Un nom qui fait sourire, pour un trajet qui dure officiellement 70 heures, mais dont l'heure d'arrivée n'est pas garantie par la compagnie. Ce qui ne semble pas inquiéter les voyageurs.
Dans ce train uniquement composé de compartiments à quatre couchettes, les conditions de voyage sont plutôt confortables. Le décor, bien que vieillot, est très soigné. De gros fauteuils convertibles rouges et usés sont séparés par une tablette amovible sur laquelle est disposée une boîte de mouchoirs, une grande bouteille d'eau et des verres en plastique. Le wagon-restaurant est à lui seul un mélange de style XIXe siècle et de design des années 1970. Les rideaux Empire épais et plissés contrastent avec des fauteuils individuels ronds en cuir bleu qui tournent sur eux-mêmes.
Une heure après le départ, le calme règne dans le train qui s'engouffre dans la nuit noire et s'éloigne de la pollution et des paysages bétonnés aux allures postsoviétiques de Téhéran. Au matin, les rayons du soleil filtrent à travers les rideaux derrière lesquels défilent de petites villes typiquement iraniennes. Le dôme argenté et luisant d'une mosquée surplombe une bourgade de bâtisses en béton à moitié terminées.
Dans le train, les voyageurs ne s'aventurent pas trop en dehors de leur compartiment et alpaguent ceux qui se risquent à jeter un œil chez eux pour partager fruits, pistaches et conversations. Hadi, un Irakien quinquagénaire en vacances, raconte la vie en Irak avant la dernière guerre à ses compagnons de cabine : un routard australien propre sur lui, Joshua, et Manocher, un Iranien de 60 ans qui l'écoute d'une oreille distraite en épluchant et découpant une pomme, puis une banane, une grenade, un kiwi, qu'il distribue avec insistance. Manocher, lui, va rendre visite à son fils qui étudie à Stockholm.
Arrêt à Tabriz, à 1 350 m d'altitude. Avec son million et demi d'habitants, c'est la capitale de la province de l'Azerbaïdjan oriental, et la quatrième ville d'Iran en population. Le quai de la gare est baigné de soleil et la silhouette des montagnes dessine l'horizon.
Un homme bourru observe attentivement les manipulations des techniciens du train qui changent la locomotive. Les passagers se promènent et font quelques achats à la boutique de la gare. La frontière n'est plus très loin, le convoi va donc rester une heure à quai pour vérifier les bagages stockés dans le dernier wagon du train, en appelant leurs propriétaires un à un.
Deux jeunes Iraniennes se moquent du douanier qui écorche le nom des voyageurs avec son accent turc azéri. Shima et Zahra vont en Turquie pour s'amuser. D'ailleurs elles ne supportent pas les femmes, plus âgées, qui partagent leur compartiment : “Elles sont tellement barbantes ! Elles ne parlent que de Dieu et de religion à longueur de temps !” Shima a 27 ans, elle travaille dans les assurances et se montre fière de son indépendance, de sa réussite et de sa jeunesse : “Quel âge me donnes-tu ?”, demande-t-elle, espiègle, avec un grand sourire, des yeux très maquillés et un petit foulard à fleurs transparent noué nonchalamment autour de la tête. Quand le Trans-Asia reprend sa route, les vallées désertiques font place aux montagnes qui parsèment l'Ouest iranien et le soleil se couche sur les reliefs mouchetés de neige.
Au bord du lac de Van, ventre ouvert, le bateau attend le convoi qui a pris du retard au poste-frontière, où passeports et bagages ont encore une fois été vérifiés. Une dizaine d'hommes accrochent et décrochent les wagons aux anneaux massifs fixés au sol du ferry à grands coups de lourde ferraille. Quelques voyageurs les observent du ponton.
Le bruit résonne légèrement dans la salle principale où des rangées de sièges font face à la buvette. Le barman, cigarette aux lèvres, vante les mérites de ses sandwichs. A côté de lui, une télévision diffuse un match de catch. Il est tard, chacun s'enroule dans son manteau ou sa couverture et la traversée du lac de Van commence sans que personne ne s'en rende compte.
Vers 6 heures du matin, arrivée à Tatvan, après 7 heures de navigation. Une lumière blanche et glaciale enveloppe le lac entouré de montagnes enneigées. La deuxième partie du voyage s'amorce dans le train turc aux allures modernes, aux lignes droites et aux murs blancs.
La nuit a été courte, mais c'est maintenant que commence la fête. Un à un, les voyageurs passent les portes du wagon-restaurant. Certains commandent une bouteille de yeni raki, le pastis turc, d'autres se régalent en trempant leurs lèvres dans un bock de bière locale “Efes Super Strong”.
Il est 8h30, le petit déjeuner est servi. Le wagon-restaurant devient le point de rencontre, la place publique, sous le regard perçant de Mustafa Kemal Atatürk. Le portrait du fondateur de la République turque est accroché au-dessus de l'une des entrées. Presque toutes les femmes ont retiré leur voile et les hommes se précipitent pour boire un peu d'alcool, interdit en Iran, en guise de célébration.
Behna se sert un verre de yeni raki et trinque avec son ami. Ils sont bahaïs, une minorité religieuse persécutée en Iran. Behna émigre aux États-Unis et son ami au Canada. C'est le début d'un long voyage pour les deux hommes qui quittent probablement l'Iran pour la dernière fois. Même si la tristesse se lit dans leurs regards, ils profitent de ce moment libérateur.
Dans le train, c'est soudain comme si tout le monde se connaissait. D'un côté du couloir une femme tire les cartes au cuisinier du restaurant et de l'autre des chants traditionnels commencent à s'élever. Tout naturellement, le cuisinier s'empresse d'apporter un lecteur MP3 avec enceintes incorporées pour que les passagers puissent jouer leur musique, danser et chanter en choeur. Yasser, un jeune homme extraverti que les voyageurs ont déjà surnommé “celui qui parle trop”, prend un air choqué : “Mais vous ne pouvez pas faire ça, vous êtes musulmans !”, lance-t-il, provocateur.
Le serveur, qui est maintenant assis à la table des deux jeunes bahaïs, rétorque : “Tu ne fumes pas, tu ne bois pas… alors pourquoi es-tu vivant ?” Yasser lui répond, entre candeur et ironie : “Et en plus, je suis vierge ! Je suis un bon musulman, moi !” Mais le jeune Iranien joufflu et moustachu finit par se laisser entraîner par les rythmes persans et le voilà qui se gondole au milieu des tables, avec de gracieux mouvements de mains, sous les applaudissements de l'assistance.
Tout le monde y va de son déhanchement, claque des doigts comme seuls les Iraniens savent le faire. Même si la danse et la musique non religieuse sont bannies de l'espace public en Iran, ils ne se privent pas lorsqu'ils sont chez eux. Shima a son ordinateur et fait le disc-jockey en alternant chants traditionnels et pop venue de “Tehrangeles”. Ce nom désigne la musique qui sort des studios de la diaspora iranienne à Los Angeles, interdite en Iran mais que tout le monde connaît et dont beaucoup raffolent.
Et la discothèque sur rails serpente au milieu des montagnes du Sud-Est anatolien, le long de vallées profondes creusées par le fleuve Murat. Dehors, le crachin s'accroche aux vitres, la roche noire émerge du flanc de la montagne. Au loin, les monts enneigés pointent de temps à autre. A l'intérieur, les cigarettes s'enchaînent, la bière coule à flots, autant dans le verre de Joshua l'Australien que dans celui de Manocher l'Iranien… Même Yasser finit par boire quelques gorgées.
Dans l'intimité, une famille célèbre à sa manière le départ d'Iran. Une mélodie jouée à la guitare se fait entendre dans le couloir d'un wagon, la porte d'un compartiment aux rideaux tirés s'ouvre. “Entrez, entrez, asseyez-vous !”, dit un homme souriant. Une jeune femme joue de la guitare entourée de six personnes qui chantent en choeur. La scène ressemble à peu de chose près à un feu de camp scout. Et alors qu'ils entonnent “alléluia, alléluia !”, la comparaison prend tout son sens.
Un petit pendentif en forme de croix pend autour du cou de la musicienne, le petit groupe d'hommes, de femmes et de quelques enfants déclament des chants chrétiens en farsi avec ferveur. Ces protestants convertis fuient la persécution dont ils sont victimes en Iran pour retrouver des proches à Ankara et s'y installer.
Certaines communautés chrétiennes, comme les Arméniens, sont acceptées et occupent même de hautes fonctions dans la société iranienne. La situation est très différente pour ceux qui se sont convertis au christianisme car ils ont, en vertu de la charia, commis le crime d'apostasie, qui est passible de la peine de mort. “Si le gouvernement découvre ce que l'on est…” L'un des deux hommes, Siavach, finit sa phrase en se posant deux doigts sur la tempe. En Turquie, ils espèrent vivre leur foi intensément et librement comme ils ont commencé à le faire dans le train.
Au troisième matin, villages et petites villes défilent à la fenêtre. Aux flancs des collines, il y a toujours un minaret planté au milieu des maisons couleur pastel. La journée risque d'être longue : le train a pris du retard, comme prévu, et ne devrait pas arriver à Istanbul avant minuit. Les compartiments se vident un peu plus à Kayseri, puis à Ankara, la capitale, où beaucoup de passagers feront leur demande de visa pour aller vers les États-Unis ou l'Europe.
La lassitude gagne ceux qui continuent plus loin. Seul remède contre l'ennui, le wagon-restaurant où chants et danses reprennent, pour faire passer le temps cette fois-ci. Soixante-quatorze heures après le départ de Téhéran, le Trans-Asia-Express entre enfin dans la gare historique d'Haydarpasa à Istanbul. Surprenante par sa position majestueuse sur la rive orientale du Bosphore, dans lequel elle se reflète, la gare de style néoclassique existe depuis 1872. Le bâtiment a été sérieusement menacé lors d'un incendie qui a marqué les esprits des Stambouliotes en novembre dernier.
Mais dans l'obscurité, c'est un quai comme un autre, sur lequel les passagers du train récupèrent leurs sacs et se disent au revoir comme s'ils étaient de vieux amis, avant de se disperser dans la ville. Ici, les jeunes Turques ont les cheveux au vent, et malgré l'heure tardive, elles se promènent encore entre les échoppes ambulantes où crépitent des brochettes ou des marrons chauds à la peau craquelée. En toile de fond, les dizaines de minarets éclairés sur les hauteurs des sept collines donnent à Istanbul cette image de cité enivrante, aux portes de l'Orient et de l'Occident. ( Fonte: http://www.lemonde.fr/voyage/article/2011/08/01/fugues-persanes-de-teheran-a-istanbul_1526852_3546.html)
Anna Moreau